Lot n° 4

Debussy, sonate pour violoncelle et piano ; outre la densité, c'est parfait du point de vue longueur ; assez court ; on arrive à la fin sans être saturé ; pas le temps de s'ennuyer ; comme dit Morand à propos des déjeuners en ville, c'est bien mieux que les dîners, car on n'a pas le temps de se haïr… 


 On ne retient que ce que l'on comprend, et on ne comprend que ce que l'on situe dans un cadre : cadre logique, intellectuel, historique. Une connaissance détachée s'évapore, faute de lien. Quand on repense au cadre (et c'est souvent) sans repenser à la chose, eh bien, sans s'en apercevoir, on rafraîchit le souvenir de la chose, comme si on arrosait à côté et que, par capillarité, ça humidifie le terreau autour de la plante. Il faut donc 1/ que la chose soit entée fermement sur un cadre 2/ que, au moins, ce cadre soit revu de temps en temps pour rafraîchir la chose 3/ le mieux, donc : enseigner la chose en indiquant son cadre : là, tous les facteurs d'incrustation sont présents. Il est absolument vrai qu'on ne connaît bien que ce qu'on a enseigné, et enseigné souvent. 


Des formules qui sont devenues "normales", allant de soi, et qui pourtant sont porteuses d'un état d'esprit : "s'emparer de… " (ou "investir") ; je préférerais "se consacrer à…) ; "pages arrachées à…" ; je préférerais "pages choisies…" Signes d'un changement de monde, de mentalités. Non plus l'admiration sereine, mais l'arrogance du moi. 


La situation où les universitaires excellent à donner le pire d'eux-mêmes (ce n'est pas peu dire), à bafouiller, confondre, hésiter, sortir du sujet, être insolent en voulant louer, traîner en longueurs filandreuses, se tromper en tout : la présentation d'un intervenant, collègue ou autre. C'est la torture blanche. Ces gens qui sont incapables d'improviser croient presque tous, depuis des décennies, qu'une présentation de collègue, ça ne se prépare pas. On voit le résultat. Et ceci, même au plus haut niveau : le Collège de France par exemple nous a fourni (infligé) des moments d'anthologie qui peuvent se réécouter comme des sketches. 


Sur une chaîne de radio "culturelle" : il est question du "bavardage de Heidegger". L'un comprend dans cette formule "la façon bavarde dont Heidegger s'exprime" ; l'autre y comprend "ce que Heidegger dit sur la notion de bavardage". Et on passe comme si de rien n'était – un petit nuage de poussière bien vite évaporé… 


Une photo, assez tardive, de Kundera, avec un large chapeau et un air très "écrivain", "profond', "penseur", "énigmatique". Cela me gêne et entache un peu l'estime que j'ai pour lui. Se prêter à cette petite mise en scène publicitaire… je n'aime pas. J'aime bien plus la photo de K jeune, à une terrasse de café, photo pas très bonne, mais très vraie, et qui me réconcilie avec lui. Ouf ! Oublions le professionnalisme commercial des prises de vue Gallimard. 


On trouve que les diaristes se radotent. En effet : Amiel, Bloy, Léautaud, etc (Gide, un peu moins, car il insère dans son journal de nombreux passages sur la littérature). Mais peut-être ne font-il que dénoncer, du fait qu'ils le couchent sur le papier, l'infini radotage de nos pensées à nous tous…. 


La danse classique me consterne : je sais que cela représente un travail torturant terrible, inhumain, que c'est un prodige d'art, mais le résultat me laisse indifférent. À la rigueur, je supporte un peu de danse "moderne" comme expansion des possibles plastiques du corps (c'est-à-dire à la condition qu'elle soit non-narrative). Inverse pour la peinture : pour moi, le lien (fût-il très ténu) de la peinture avec la figuration est vital ; et le lien (fût-il très ténu) de la danse avec la narration est mortel. Dans le roman, le lien à la narration, fût-il très malmené (les derniers Céline), est absolument nécessaire ; sinon, on a un jeu de langage, des mots qui flottent. Peinture et fiction doivent être reliés au réel, pour montrer l'écart dont précisément on jouit. La danse ne doit pas tenter de narrer, sous peine d'être une pantomime sophistiquée et très pauvre. Woody Allen dit quelque part qu'il a vu un ballet, mais sans connaître l'argument : à la fin, il ne savait pas si c'était une histoire d'amour ou des gens qui essayaient de changer une roue de voiture… Les arguments de ballet de Céline, consternants. 


Pensée française : l'ordre des raisons. Pensée anglaise : le désordre des associations. Idées innées et pensées vagabondes. Jardin géométrique et jardin imprévisible (analogie connue). Rationalisme et empirisme. Suivi et digression. Clèves et T. Shandy… Donc la pensée anglaise plus favorable à la "modernité" littéraire (primat du phénoménologique sur le logique). 


Je disais précédemment : Quelques auteurs dont j'aurais envie de tirer des textes, à n'en plus finir (pour le Lectionnaire) : Valéry, Goncourt, Nabokov, Céline, Gracq (comme critique), Mercier, Huysmans… Y ajouter : Aymé, Queneau, Ramuz, Amiel, Musil, Romains, Pessoa. 


L'artiste classique est assez coincé aux entournures, il a peu de marge ; il est comme un passager dans une étroite cabine de bateau. Il aspire à de l'espace et à de l'air. L'artiste moderne est comblé : il est libre de ses mouvements et ventilé comme un naufragé sur un radeau. Il peut songer à regretter son ancien carcan. 


Documentaire sur Segovia. Gros plan sur ses mains ; ses doigts, magiques, mais horriblement déformés, boudinés d'excroissances musculaires anormales créées à travers les décennies par les exigences particulières de l'instrument : on obtient, visuellement, les mains en crabe de Monsieur Bertin. Cf. Descartes, Règle 1 : l'instrument (ou l'outil) imprime sa particularité au corps qui en joue. 


Musique anglaise : Haendel = Rolls. Purcell = Aston-Martin. 


L'histoire des idées, ce n'est pas, comme disait un de mes vieux profs, l'histoire de la philosophie racontée aux enfants. C'est l'histoire de la philosophie telle que tordue et trahie par sa percolation sociale. Simplifiée, trahie, caricaturée. Cf. la gloire de Schopenhauer à la fin du XIX° s. et aussi au XX°. Cf. comment, ces années-ci, on cite (ou plutôt "mentionne") Lacan (le réel qui cogne ; idée fort ancienne, déjà bien illustrée par Biran) ; ou Deleuze (du "rhizome" comme s'il en pleuvait ; et, depuis février 2022, le "brouillard de la guerre" clausewitzien. Plus drôle encore : "… de quoi ce pourcentage est-il le nom ?" (tentative pathétique d'avoir l'air d'avoir entendu parler de Badiou…). 


Walser : L'Homme à tout faire. Le texte de lui que je préfère. En 1908, une version douce, très douce de ce que sera Mort à crédit : l'expérience d'un jeune homme employé au service d'un inventeur toqué et inconséquent, qui essaie de colmater les fuites. L'épouse de l'employeur, une préfiguration chaste de Mme Merrywin (la famille porte un nom qui fait entiphrése…). 


Fin XX° siècle, les pubs pour les cuisines Mobalpa : une fille belle et sensuelle, et sexy, et provocante, et tout ! Au XXI° siècle, un chat qui renverse un mug. Progrès dans la pureté des mœurs. 


"La force tranquille". Attribué à Mitterrand ; mais vient de son conseiller en com ; qui l'a piquée à Aron ; qui l'a lui-même prise chez Léon Blum. Qui l'a peut-être empruntée à… (il y a une généalogie inversée de ce genre chez Nodier).


Il y a chez John Fante (Les Compagnons de la grappe) un vieux vigneron muet à qui on vient parler ; ressemble à C. McCullers, le Cœur… 


Molière est au-dessus d’Alceste et Philinte : artiste, il est tous, et nous laisse libres (de choisir ou de ne pas choisir). 


Une litote extrême (et ironique) (ex. : "Il n'a pas inventé la poudre") s'appelle, en termes techniques, une "tapinose". Comme la plupart des figures de style, la dénomination est plus sophistiquée qu'elle n'est utile. Mais celle-ci a au moins le mérite d'être amusante. 


Ce que je préfère chez Hemingway : la nouvelle La Capitale du monde. Entre autres vertus, la parfaite récapitulation simultanéiste qui commence par "At this time, while Enrique was binding the two heavy-bladed razor-sharp meat knives…" La tragédie s'annonce. 


Lot n° 5

Cervantès, provocation initiale, inaugurale : "Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom… " :...